TRIBUNE: Il faut prioriser et clarifier le mandat secondaire de la BCE
Alors que les traités de l’UE stipulent clairement que la BCE doit « soutenir les objectifs généraux de l’Union européenne », il ne devrait pas revenir à la BCE d’user de son pouvoir discrétionnaire pour agir sur ces objectifs secondaires. Les institutions politiques de l’UE telles que le Parlement européen doivent clarifier, et prioriser aux objectifs secondaires pour légitimer l’action de la BCE.
Tribune parue dans Le Monde, Makronom, Il Sole 24 Ore, De Tijd, NRC.
La Banque centrale européenne (BCE) est aujourd’hui confrontée à un paradoxe. D’une part, elle n’a pas vraiment atteint son objectif principal de stabilité des prix, puisque l’inflation a été largement inférieure à sa cible de 2 % ces dix dernières années. D’autre part, malgré cet échec, la BCE envisage aujourd’hui de faire davantage que de simplement veiller à la stabilité des prix dans la zone euro.
Christine Lagarde a ainsi fait naître l’espoir que la BCE mette en place des mesures concrètes contre le changement climatique à l’occasion de l’évaluation de la stratégie de la banque centrale qu’elle a lancé à son arrivée.
En théorie, les traités européens imposent déjà à la BCE d’atteindre d’autres objectifs que son mandat principal de stabilité des prix. L’article 127 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) stipule ainsi que, sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, la BCE « apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union, tels que définis à l’article 3 du traité sur l’Union européenne (TUE) ».
S’adapter au fil du temps aux nouveaux défis
Cette disposition est bien souvent mentionnée par tous ceux qui désirent pousser la BCE à agir dans une direction ou dans une autre. Ainsi, les syndicats souhaitent généralement que la BCE tente d’atteindre le plein emploi avec plus de force, tandis que des ONG demandent à la BCE d’en faire davantage pour lutter contre le changement climatique ou les inégalités.
De fait, l’étendue des objectifs mentionnés à l’article 3 du Traité sur l’Union européenne (TUE) – allant de la sécurité, de l’équité et de la croissance économique à la protection de l’environnement, à l’innovation et à de nombreux autres objectifs louables de l’UE – ouvre la porte à un nombre infini d’objectifs possibles pour la BCE.
En théorie, cette flexibilité pourrait s’avérer bénéfique, en permettant à la BCE de s’adapter au fil du temps aux nouveaux défis auxquels sont confrontés les Européens. Mais au bout du compte, ce flou conduit plutôt la BCE à l’inaction. En effet, en levant l’ambiguïté et en favorisant explicitement un objectif secondaire particulier, la BCE prendrait le risque d’être perçue comme prenant des décisions politiques, et préfère le plus possible se tenir à l’écart de telles décisions.
La BCE souffre en fait d’un « déficit d’autorisation démocratique »
La négligence de ses objectifs secondaires est alors compréhensible, dès lors qu’on considère que ce mandat ne contient pas d’indications sur la manière dont ces objectifs secondaires doivent être classés et atteints.
La BCE souffre en fait d’un « déficit d’autorisation démocratique », qui résulte de l’incapacité des rédacteurs des Traités européens à avoir prévu les situations difficiles que la BCE a dû affronter depuis sa création et qui l’ont bien souvent obligé à arbitrer entre différents objectifs et différents outils avec des conséquences plus considérables que ce que ses fondateurs avaient prévu (« The ECB, the Courts and the Issue of Democratic Legitimacy After Weiss », Nik de Boer et Jens van’t Klooster, Common Market Law Review n°57/6, décembre 2020).
Si la primauté de son mandat de stabilité des prix de la BCE – et, depuis 2014, de sa fonction de surveillance du secteur bancaire – est claire, la question de savoir comment la BCE doit agir pour atteindre ses objectifs secondaires est beaucoup plus floue et sujette à des arbitrages difficiles. Il est parfois possible d’utiliser différents outils pour atteindre simultanément différents objectifs, mais ce n’est pas toujours possible.
Accroître la légitimité de l’action de la BCE
Si elle est obligée de choisir, la BCE doit-elle privilégier l’emploi ou le climat ? La gestion de tels compromis est par essence une tâche politique. C’est pourquoi la BCE devrait accueillir favorablement un mandat politique clair qui expliciterait quels objectifs secondaires sont les plus pertinents pour l’UE dans une situation donnée. Comme l’a rappelé l’ancien membre du directoire de la BCE Benoit Cœuré « fixer des priorités entre différents objectifs est la définition de la politique […] et c’est ce que font les parlements ».
C’est pourquoi, afin d’accroître la légitimité de l’action de la BCE dans le cadre de ses objectifs secondaires, une procédure formelle impliquant le Conseil et le Parlement européen devrait être mise en place afin de spécifier et de hiérarchiser les objectifs que la BCE devrait atteindre.
En pratique, un dialogue entre le Parlement européen et la BCE existe déjà et pourrait être utilisé pour mettre en place une telle hiérarchisation. Le Parlement pourrait, par exemple, utiliser sa résolution annuelle sur l’activité de la BCE pour voter un classement des principaux objectifs secondaires, et recentrer ses auditions trimestrielles avec le président de la BCE afin de contrôler régulièrement l’exécution de son mandat ainsi interprété.
Mise en place d’un accord inter-institutionnel
De cette manière, la légitimité de la BCE à poursuivre un ensemble d’objectifs élargi serait confortée. Cela lui permettrait d’œuvrer efficacement – en déployant l’ensemble de ses outils disponibles – à la réalisation d’objectifs clairs, guidés par des institutions démocratiques.
Le mandat actuel de la BCE a été établi il y a trois décennies, alors qu’aucun des défis actuels n’était attendu. Il est donc tout à fait naturel que le mandat de la BCE fasse aujourd’hui l’objet d’interprétations différentes et parfois contradictoires au sein de la zone euro. Si la Cour de justice européenne a un rôle à jouer dans l’identification de garde-fous afin de garantir que la BCE respecte les limites fixées par les traités de l’UE, elle ne devrait pas décider à la place des décideurs politiques élus des orientations futures du mandat de la BCE.
Le Parlement européen a récemment franchi une étape importante en demandant en décembre 2020 la mise en place un accord interinstitutionnel précis sur ses relations avec la BCE – qui sont encore à ce jour largement informelles. Les prochaines négociations entre la BCE et le Parlement à ce sujet, parallèlement à l’évaluation en cours de sa stratégie par la BCE, offrent une occasion unique de renforcer la procédure grâce à laquelle la banque centrale rend des comptes aux citoyens européens, tout en respectant son indépendance.
Signataires de la tribune
Grégory Claeys, chercheur à l’Institut Bruegel (Bruxelles) ; Pervenche Berès, ancienne présidente de la Commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen ; Nik de Boer est professeur de droit constitutionnel à l’Université d’Amsterdam ; Panicos Demetriades, professeur à l’Université de Leicester et ancien membre du conseil des gouverneurs de la BCE ; Sebastian Diessner, chercheur à l’Institut universitaire européen de Florence ; Stanislas Jourdan, directeur exécutif de Positive Money Europe ; Jens van’t Klooster, chercheur à l’université de Louvain – KU Leuven ; Vivien Schmid, professeur à l’Université de Boston