Pour une politique monétaire du XXIème siècle

Voici la traduction d’un article intitulé « Monetary policy for the 21st century », signé Steve Waldman, qui écrit sur la finance et l’économie sur le blog Interfluidity. Dans cet article, Steve fait une proposition de réforme de la politique monétaire de la Réserve Fédérale américaine qui s’approche curieusement du « dividende universel » pour lequel je milite sur ce blog.

L’approche de Steve est particulièrement pertinente car son raisonnement se base sur l’épuisement des politiques monétaires classiques notamment fondées sur le quantitative easing, c’est à dire l’expansion monétaire de la banque centrale, mais toujours par le crédit. Hélas, dans une économie déjà surendettée, ces solutions demeurent inefficaces pour relancer la machine économique.

Il est remarquable de constater que l’idée d’un dividende monétaire reversé aux citoyens émerge sporadiquement dans la blogosphère éco anglo-saxonne. L’article de Steve Waldman, par exemple, a été cité et abondé par des blogueurs « influents » tels que Peter Frase, lui même repris sur ThinkProgress par le célèbre Mathew Yglesias.

D’autres, notamment en Angleterre, s’emparent aussi de la question. Sur l’un des blogs phares du magazine The Economist, Philip Coggan s’est fendu d’un article délicieusement intitulé « Give us the money » dans lequel il relate que des membres du comité de politique monétaire de la Banque d’Angleterre se penchent actuellement sur la question. Enfin, notons que l’action tank britannique Positive Money, qui milite pour une réforme monétaire radicale, propose aussi -entre autres options- le versement d’un dividende monétaire aux citoyens. « Ce qui serait probablement la meilleure solution », me confiait récemment Ben Dyson, le fondateur du mouvement.

Ce n’est à mon sens pas un mystère si cette analyse émerge dans la blogosphère éco anglo-saxonne plus que chez nous : alors que dans la zone euro, nous nous demandons encore si la BCE doit intervenir davantage pour relancer l’économie, en Angleterre ou aux États Unis, l’inefficacité de la relance monétaire est une réalité depuis le début de la crise de 2008. Du coup, le débat y est beaucoup plus riche car les économistes s’efforcent d’imaginer d’autres solutions, pour faire mieux au lieu de se contenter des solutions classiques.

Il me semble important de comprendre ce contexte, car cela montre que, sans même parler de la Théorie Relative de la Monnaie que j’évoque souvent ici, l’idée que la banque centrale devrait verser directement la monnaie émise au citoyens est aussi une conclusion logique qui s’impose au regard de l’évolution du rôle des banques centrales et du bilan de leurs interventions jusque là… Mais je n’en dis pas plus et vous laisse savourer cet article !

Monetary policy for the 21st century

La politique monétaire du XXème siècle est facile à comprendre. Avant les années 80, l’augmentation marginale de l’indice des prix était “achetée” par les salaires. Du coup, le contrôle de l’inflation était difficile. Afin de freiner l’inflation, les banques centrales devaient alors réduire l’offre de monnaie. Mais la réduction globale des salaires ne se traduisait pas par une baisse des salaires douce et universelle, et pour des raisons institutionnelles, les tentatives de restreindre les salaires ont généré du chômage. Avant 1980, les banquiers centraux devaient donc périodiquement choisir entre l’inflation ou la récession.

Puis advint la “Grande Modération”. Le fait marquant de cette période fut que l’augmentation des prix était “achetée” par l’octroi de financement par des actifs et de crédits à la consommation plutôt que par une augmentation des salaires. Dans ces circonstances, les banquiers centraux ont pu piloter finement l’économie sans provoquer de cycles perturbateurs d’activité. Quand les ressources, notamment humaines, étaient sous-employées, on pouvait lancer une politique d’expansion monétaire afin d’augmenter le prix des actifs et faciliter l’accès au crédit, jusqu’à ce que l’augmentation des dépenses sur les biens de consommation relance l’économie embourbée. Dès lors que l’inflation menaçait, une contraction de la politique monétaire permettait de contenir l’augmentation des prix des actifs et l’accès au crédit, de manière à réduire la propension marginale des consommateurs à dépenser.

Mes lecteurs savent que je ne suis pas un fan de la Grande Modération. les banquiers centraux et les économistes l’ont trouvé agréable à l’époque, mais soutenir ce confort nécessite que l’augmentation des salaires soit supprimée, que la masse monétaire gonfle sans tenir compte de la qualité globale des prêts octroyés, et que le prix des actifs soient fréquemment manipulés à des fins macroéconomiques. En échange de la stabilité des prix et de cycles économiques modérés, nous avons étouffé le signal que constitue l’augmentation des prix, et qui aurait du discipliner l’allocation du capital. Nous avons usé des effets de leviers et avons appauvri les ménages américains, nous avons transformé notre système financier en une fragile et corrompue mare d’eau croupissante au service de rentiers, qui s’en félicitent d’ailleurs. Je trouve qu’il s’agit là d’une bien pauvre aubaine. (cela dit, j’aimerais souligner que ce ne sont pas les banquiers centraux qui ont initialement comprimé les salaires : la mondialisation et l’effritement des rapports de force ont fait l’essentiel du job. Mais les banquiers centraux ont bien compris l’importance de l’étouffement des salaires, mettant en avant leur volonté, leur “crédibilité”, afin de de rejeter durement toute augmentation de leur part de revenu de leur travail.)

Pourtant, si la politique de la Grande Modération est mauvaise, les cycles économiques pré-modération étaient également nocifs. Pouvons nous donc imaginer une meilleure voie ?

Il n’est pas souhaitable que l’augmentation des prix soit compensée par des hausses de salaires comme nous le faisions dans le bon vieux temps. Il n’est pas non plus une bonne chose que nous compensions l’inflation par des crédits, puisque c’est le schéma de Ponzi qui nous a plongé dans la situation actuelle.

Mais alors, avec quel argent devrions nous acheter l’augmentation marginale des prix ? Idéalement, la banque centrale devrait pouvoir “régler finement” sa politique sans provoquer de récession ni de bulle, et sans que cela n’implique impérativement une augmentation de l’endettement.

Ben Bernanke (président de la Fed) et Tim Geithner (Trésor US)

Voici donc ma proposition : nous devrions faire en sorte que l’augmentation des prix soit “achetée” par de la monnaie émise par la Banque centrale [“helicopter drop” dans le texte, ndlr]. C’est à dire qu’au lieu d’ajuster structurellement le niveau des salaires, la valeur des actifs, ou bien le coût du crédit, les banques centrales devraient avoir la charge d’ajuster un taux de transfert de la banque vers le public, les citoyens. Ainsi, pendant les période de récession ou de désinflation, la Fed pourrait déposer des fonds directement dans les comptes bancaire, très régulièrement.

En cas de boom économique, le rythme des versements devrait diminuer. Il s’agirait en fait d’une autre manière d’atteindre le niveau du “zero bound” [situation atteinte lorsque la banque centrale abaisse ses taux à un niveau proche de zéro, ndlr]. Et si jamais la Fed atteint un point où elle ne distribue plus d’argent mais ou l’inflation menace quand même, la banque centrale pourrait alors se coordonner avec le Congrès afin de pratiquer une politique fiscale, par un transfert négatif, ou bien des taxes. Cependant, cette situation serait plutôt rare, si nous permettons aux transferts de la banque centrale de se substituer au crédit bancaire comme moteur de la croissance dans l’économie.

En d’autres termes, parallèlement à l’élargissement de l’utilisation de l’helicopter drop, nous devrions réguler et simplifier les banques, en relevant les exigences de capital [diminuer les effets de levier, ndlr], avec le plaisir non dissimulé d’ainsi diminuer la “disponibilité du crédit” [1]. L’idée est de remplacer le rôle macroéconomique de la banque par de la monnaie fraichement imprimée.

Bien sûr, nous aurions toujours besoin d’investisseurs, mais toute cette monnaie transférée deviendra l’épargne de quelqu’un, et comme la profitabilité des investissements à effet de levier aura été réduite, une grande partie de cette épargne sera investie sous forme de capital [“equity” dans le texte, ndlr].

Maintenant, quelques détails à prendre en compte. Cette proposition ne va-t-elle pas rendre la banque centrale insolvable ? Après tout, normalement, la monnaie est un passif de la banque centrale qui doit être couverte par un actif, car sinon le bilan de la banque central aura un gigantesque trou. Mais cela est facile à résoudre : la banque n’a qu’à adopter une vieille astuce comptable et affirmer que que ses transferts monétaires achètent un actif désigné “bonne volonté”. On pourra m’objecter que ce trucage n’altère pas la réalité économique. En effet ! Mais où sont les réalités économiques ici ? L’insolvabilité comptable n’est rien d’autre qu’un prédicateur d’illiquidité. Aucune entreprise ne ferme car le capital de ses actionnaires devient négatif. Les entreprises déposent le bilan quand elles ne peuvent plus payer leurs factures. Dans le cas d’une banque centrale, celle-ci peut émettre autant de monnaie qu’elle le souhaite et ne peut donc jamais être à court de liquidités. Ce n’est pas l’intangibilité de ses actifs, mais sa solvabilité finale qui donnerait une idée de la situation économique de la banque. Si la banque centrale ne paye pas d’intérêts sur les réserves (ce qu’elle ne devrait pas faire), le statut de cette monnaie en tant que passif ne serait que formelle. Autrement dit, le bilan comptable d’une banque centrale ne devrait pas être décrite par analogie aveugle au bilan d’une entreprise. Au fond, l’objet du bilan d’une banque centrale est de refléter ses interventions cumulées, et non pas de mesurer sa solvabilité. Conformément à cet objectif, un actif qui compensera formellement les transferts effectués dans le passé rendrait transparente les sommes cumulés des flux nets injectés dans l’économie [2].

Cela dit, il y a d’autres problèmes plus intéressants, tels que la manière dont ces transferts périodiques vont transformer la société. “L’argent gratuit” auraient probablement des conséquences, certaines bonnes, d’autres mauvaises, certaines seront prévisibles, d’autres non. Ma suggestion serait que la banque centrale devrait effectuer une distribution égalitaire auprès de tous les citoyens adultes, indépendamment du revenu, le travail, ou l’imposition fiscale. Cela serait plus simple à comprendre et à administrer, et ce serait “juste” en façade. Cela a d’autres avantages : dans la mesure où les transferts sont motivés par le gaspillage de ressources réelles (comme le chômage), nous sommes garantis qu’ils parviendront dans les mains de personnes contraintes par l’argent, et donc qui le dépenseront. Les transferts sont de ce point de vue beaucoup plus efficaces que les diminutions de taxes (qui sont souvent épargnées) et même que les exonérations de charges sociales (puisque les salariés – qui touchent déjà un revenu – sont plus enclins à épargner que les sans-emplois). En outre, de tels transferts étant distribués de manière large dans la société, ils sont plus susceptibles de correspondre fidèlement à la demande durable que d’autres mécanismes de relance. En effet, les politiques monétaires traditionnelles, de manière évidente et directe, distordent l’activité économique en l’orientant vers des actifs financiers ou des biens de consommation financés par le crédit. J’espère ne plus avoir besoin d’expliquer pourquoi cela est mauvais. Les transferts d’argent vers les populations déjà riches amplifient l’influence d’une nombre restreint de gens, dont les désirs sont déjà surreprésentés dans l’élaboration des schémas de demande.

Il y a aussi une forme de justice macro-sociétale dans le fait de combattre les dépressions économiques avec des transferts égalitaires de cash. Pendant les booms, les inégalités ont tendance à augmenter puisque les investisseurs et travailleurs des secteurs économiques “chauds” s’en sortent bien. En théorie, il y a une somme positive d’incitations sociales qui nous encouragent à accepter cette inégalité. Si les gens deviennent riches en performant dans des activités créatrices de grande valeurs, même une distribution très inégale des nouvelles richesses peut améliorer la situation de tous, et cela peut inciter fortement les gens se lancer dans d’ambitieux projets. Cependant, lorsque la croissance dévisse et se transforme en crash, cela signifie qu’une partie de la richesse apparente créée pendant l’emballement économique était en fait illusoire. Idéalement, il faudrait un système dans lequel les producteurs d’illusions perdent leur richesse quand il s’avère qu’ils n’ont en fait créé aucune valeur. Mais dans un monde où tout est liquide, où les risques sont facilement transférables, et où les gains peuvent être convertis en cash à la demande, la relation entre la qualité de la production et la richesse durable devient trouble. De sorte que les épisodes de production illusoire finissent par causer une douleur globale, alors même que les illusionnistes conservent leurs gains. Le recours aux transferts de monnaie centrale permet alors de compresser les revenus, reprenant certains des avantages qui, rétrospectivement, n’étaient pas dûment mérités pendant le boom.

Le plus grand danger de ce type de politique monétaire reste la dépendance et les incitations à travailler. Si les gens grandissent avec l’habitude de toucher des chèques substantiels de la banque centrale, ils adapteront leurs comportements. Mais tout ces changements ne seraient pas mauvais. Par exemple, de nombreux travailleurs seraient plus sélectifs au regard de leur employeur, s’ils peuvent se passer du salaire proposé, sans travailler. Les employeurs devraient alors sans doute augmenter les salaires des emplois désagréables, plus qu’ils ne le font aujourd’hui. Mais ceci n’est qu’une autre manière de dire que que les travailleurs auraient un plus grand pouvoir de négociation, puisque leur meilleure alternative ne serait pas uniquement la misère. Le fait que nous ayons passé 40 ans à augmenter le pouvoir de négociation du capital sur le travail ne rend pas cette situation “juste” ou même bonne économiquement. Des revenus supplémentaires sont une manière bien plus claire d’augmenter le pouvoir de négociation des travailleurs que le syndicalisme. Ce dernier implique des négociations collectives, qui mène à des mesures dites “one-size-fits-all” [de “taille unique”], qui rigidifient le marché du travail et les politiques de promotion, en plus d’augmenter le coût du travail. Si les travailleurs avaient un revenu complémentaire, les contrats de travail pourraient alors être négociés en des termes spécifiques à chaque individu et aux circonstances économiques, mais les résultats de cette flexibilisation seraient davantage favorables aux travailleurs qu’en absence d’un revenu de secours.

Cela dit, il est possible que trop de gens décident de vivre de “l’assistanat”, ou que les gens dépendent trop du revenu versé par la banque centrale, limitant ainsi la capacité de la banque à réduire les transferts lorsque la conjoncture le demanderait. Une variante serait alors de distribuer non pas un revenu régulier automatique, mais des sortes de tickets de loterie.

(…)

Je sais que tout cela semble un peu fou. Une banque centrale qui financerait des tickets de loterie en truquant ses comptes ! Mais ce sont de très sérieuses propositions. Futuristes, peut être mêmes !


Illustrations PaternitéPas d'utilisation commercialePas de modification International Monetary Fund PaternitéPas d'utilisation commerciale Thomas Hawk

[1] Steve explique ici pourquoi il se méfie du système du crédit

[2] Steve explique : There is a theory that the value of a currency is somehow related to the strength of the issuing central bank’s balance sheet, so a currency issued against fictional “goodwill” would quickly become worthless. Suffice it to say that, with respect to non-redeemable fiat currencies, there is absolutely no evidence for this theory. There is no evidence, for example, that the purchasing power of the US dollar has any relationship whatsoever to the Fed’s holdings of gold or foreign exchange reserves. The assets of existing central banks are mostly loans denominated in the currency the bank itself can produce at will. You may argue that those assets are nevertheless “real”, because repayments to the central bank will be with money earned from real activity. But that assumes what we are trying to explain, that people are willing surrender real goods and services in exchange for the bank’s scrip. Perhaps fiat currency derives its value from coercive taxation by government, as the MMT-ers maintain. Perhaps the imprimatur of the state serves as an arbitrary focal point for the coordination equilibrium required for a common medium of exchange. I don’t know what makes fiat currency valuable, but I do know that the real asset portfolio of the issuing central bank has very little to do with it.

Remerciements à Steve Waldman pour son autorisation de republication