Le droit d’auteur a-t-il mal tourné ?

La loi hadopi votée à l’assemblée en Décembre dernier, ainsi que les travaux de la commission Zelnik rendus en Janvier  omettent de traiter d’un problème fondamental bien plus important que celui du piratage et des difficultés de l’industrie musicale qui y sont prétendument liées. Ce problème auquel notre société fait face dans l’ère numérique dans laquelle nous entrons est celui de la réforme du droit d’auteur.

En effet, les tentatives de solutions au (faux) problème du piratage partent systématiquement du principe qu’il faut adapter la loi pour permettre de faire respecter le droit d’auteur. Or, cet élément intouchable est, si l’on y regarde de près, loin d’être aussi légitime qu’on ne le laisse entendre, en tout cas dans sa conception actuelle, et encore moins dans l’environnement technologique qui est en train de se mettre en place.

Pour comprendre cette vaste question, il ne suffit pas de savoir se projeter dans l’avenir en évaluant les désastres à venir, encore faut-il aussi comprendre d’où nous venons, et ce pourquoi les règles sont telles que nous les connaissons aujourd’hui. C’est ce que je vous propose de faire dans un premier temps, par une (brève) relecture de l’histoire du droit d’auteur.

CC 910Press

Petite rétrospective historique du droit d’auteur…

Cet article m’a beaucoup éclairé et je vous en recommande vivement la lecture. L’auteur y explique l’évolution du droit d’auteur depuis l’antiquité jusqu’à la loi du 11 Mars 1957 encore de vigueur aujourd’hui. Je vous en propose un petit digest :

  • Dans l’antiquité, seul le droit à la paternité de l’œuvre était reconnu. Le plagiat était de fait un acte honteux.
  • La notion de droit d’auteur est officialisée en 1568 lors de l’affaire Muret, par une jurisprudence qui permet enfin aux auteurs de réclamer une rémunération sur l’exploitation de leurs œuvres par les sociétés de reproduction (à l’époque le problème concernait essentiellement les œuvres théâtrales). L’idée de droit de propriété sur les œuvres commence alors à faire son chemin. Il faut dire qu’à l’époque, les artistes étaient véritablement spoliés par les éditeurs ou reproducteurs.
  • La question se pose vraiment lors de la révolution française. Après moulte débats, il en résulte enfin un texte (le rapport Lakanal) adopté en 1793. Ce texte accorde le droit de propriété exclusif des auteurs pendant toute la durée de leur vie, et aux héritier pendant 5 à 10 ans.
  • Mais le problème n’est pas résolu pour de bon. Pendant tout le XIXème siècle, des polémiques ont lieu sur la nature du droit d’auteur (peut-on posséder une idée ?) et sa durée (perpétuelle, temporaire ?).
  • Les débats se clôturent en 1868 par une nouvelle loi conférant le droit exclusif jusqu’à 50 ans après la mort de l’auteur.
  • 1878: Discours d’introduction du congrès littéraire de Victor Hugo : « Le principe est double, ne l’oublions pas. Le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais comme pensée, il appartient—le mot n’est pas trop vaste—au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l’ecrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous. »  (citation qui ne figure pas dans l’article cité)
  • XXème siècle : pour faire face à la modernisation de la société, il convient de réformer le droit d’auteur. La principale initiative émane du front populaire, dont le ministre des beaux arts de l’époque, Jean Zay, propose un vision très novatrice du droit d’auteur, considérant davantage les auteurs comme des travailleurs intellectuels que des « propriétaires ». Il en résulte un proposition visant à diviser le droit post-mortem à 10 ans de droits exclusifs, puis à 40 années de droits non exclusifs (pas de monopole d’un seul éditeur). L’objectif était de concilier le droit du public avec ceux des auteurs, ce qui impliquait un vrai débat de société sur la place  des artistes notamment.
  • Malheureusement, la guerre coupe court aux discussions et Jean Zay meurt assasiné en 1944 par la milice. De ce fait, le projet de loi est repris par d’autres, les discussions tardent pour un texte finalement adoptée le 11 Mars 1957 et complètement dénué de la substance initialement inspirée de Jean Zay. il s’agit surtout de concilier le droit des auteurs et des éditeurs, dans sa dimension commerciale et économique.
  • Cette loi du 11 Mars 1957 est toujours en vigueur aujourd’hui, mais la durée du droit d’auteur a été étendue à 70 ans post-mortem en 1998.

De l’importance du contexte dans l’élaboration du droit d’auteur

L’histoire du droit d’auteur en dit long sur les circonstances de l’élaboration de la loi.

Tout d’abord, on remarque que c’est l’invention de l’imprimerie qui fait germer le problème du droit d’auteur. Autrement dit  la technologie a clairement eu un impact sur l’évolution de ce droit en rendant possible la copie des œuvres. Par analogie, il ne serait pas illégitime qu’internet entraine à nouveau une modification du droit d’auteur.

Par ailleurs, en filigrane de cette histoire, on remarque notablement que le droit d’auteur a constamment fait l’objet de controverses jamais totalement résolues. Étrangement, aujourd’hui cette question ne fait absolument pas débat dans l’espace publique, mis à part quelques blogs plutôt pointus sur le sujet (qui se cachent derrières les liens de cet article 😉 ).

Enfin, on remarque une autre chose aussi intéressante que méconnue : le fait que le sort du droit d’auteur aurait pu être totalement différent. En autres, le travail de fond de Jean Zay pour repenser autrement les problématiques du droit d’auteur ont été totalement court-circuités par la deuxième guerre mondiale puis son assassinat. Son travail pour engager un débat de société fut malheureusement remplacé  par des querelles de juristes aboutissant à la loi de 1957 qui omet totalement de considérer la place de l’auteur et du public dans cette histoire.

Droit d’auteur ou propriété d’auteur ?

Déjà en 1791, Le Chapelier considérait que le droit de l’auteur de « disposer de l’ouvrage » doit être vu comme une « « exception », [car] un ouvrage publié est de sa nature une propriété publique. ». Aujourd’hui l’une des seules exceptions au droit d’auteur, c’est l’exception pour copie privée et usage dans le cercle familial… Curieux comme le rapport s’est inversé, non ?

Derrière cette subtilité se cache en fait une question philosophique très complexe : peut-on posséder une idée ? En effet, alors que la notion de « propriété » d’auteur est aujourd’hui admise dans le droit d’auteur, elle soulève en fait de véritables paradoxes.

Considérer que l’auteur possède le fruit de sa création intellectuelle au même titre que je possède l’ordinateur sur lequel j’écris cet article revient à mettre au même plan un bien matériel et un autre immatériel. Pourtant, la différence entre un bien physique et une création de l’esprit est bien réelle. Prenons un exemple. Pendant que j’écris cet article, il se peut que 43 autres blogueurs ait déjà écris à peu près le même (je m’inspire d’ailleurs probablement de certains) tandis que 12 autres y réfléchissent ou sont en train de l’écrire. Je ne peux donc pas revendiquer l’originalité absolue de mon propos (tout juste une mise en forme personnelle, et encore).

En d’autres termes, revendiquer mon droit de propriété  sur cet article reviendrait de fait à ignorer ce même droit aux 43 autres l’ayant fait avant moi, et à priver de ce droit les 12 autres en train d’œuvrer (note : c’est d’ailleurs précisément pour cette raison que l’ensemble du contenu de ce blog est sous licence creative common).

Du coté des biens matériels, il n’y a bien par contre qu’un seul ordinateur. Si l’un des douze salopards qui est en train de dupliquer (inconsciemment probablement) mon idée d’article me le prend, j’en serait bel et bien privé. Il commettrait de fait une infraction à mon droit de propriété, légitime cette fois.

Vous l’aurez compris, je suis donc du parti de ceux qui estiment qu’on ne peut pas « posséder » une création de l’esprit. Mais bien sûr, il n’empêche en revanche personne d’en revendiquer la paternité, et dans une certaine mesure, d’en contrôler l’usage futur par des tiers (je pense notamment à l’utilisation à des fins commerciales).

En tout cas, cette question est véritablement au cœur de la problématique du droit d’auteur aujourd’hui, et il convient donc de se la reposer comme il l’avait été fait à l’origine.

Quelle durée pour le droit d’auteur ?

L’histoire du droit d’auteur le montre bien : la durée du droit d’auteur n’a cessé d’être allongée depuis sa création. De 5 ans minimum en 1793, elle est aujourd’hui de 70 ans en France et de 50 ans dans d’autres pays (ce qui n’est pas sans provoquer certaines absurdités).

L’exemple des Etats-Unis est particulièrement frappant, comme le montre ce schéma :

La question est donc : pourquoi cet allongement ?

On peut  légitimement se poser la question puisque le droit d’auteur pendant l’intégralité de la vie de l’auteur est acquis depuis le début.

Il aut arrêter d’etre dupe. Cette histoire de droit d’auteur post mortem n’est qu’un prétexte pour les ayants droits (autrement appelés lobbies) pour augmenter la durée pendant laquelle ils jouissent d’un droit de propriété exclusif sur des oeuvres qui seraient autrement accessibles publiquement et gratuitement. L’horreur.

Et aux risque de choquer les partisans du droit moral absolu des auteurs : qu’une oeuvre soit modifiée, 10, 50 ou 700 ans après la mort de son auteur, publiquement sur internet ou dans un garage, ça change quoi ?

Le droit d’auteur a-t-il mal tourné ?

L’expression est peut être un peu forte, mais on est en droit de se poser la question quand on voit son évolution historique du droit d’auteur, notamment ces 50 dernières années.

S’il est clair que le droit d’auteur est une bonne idée au départ, il a ensuite fait l’objet d’un long malentendu, d’une conception malsaine de ce qu’est une œuvre et des droits que l’on peut y associer… Avant de faire l’objet d’une ré-appropriation du concept par tout un secteur économique dont les profits dépendent directement de l’étendue (abusive) du système.

Après plusieurs siècles d’existence, le sacro-saint droit d’auteur n’a toujours pas résolu certaines problématiques pourtant présentes dès son apparition. Aujourd’hui, dans le contexte numérique, la question de la refonte du droit d’auteur est  donc plus que jamais vitale. En effet, la conception obsolète actuelle du droit d’auteur est en phase de devenir absolument insupportable pour notre société dans une ère où toute oeuvre sera en « concurrence »  avec beaucoup d’autres sur la toile (entrainant de fait une abondance d’ « œuvres » similaires).

D’autres visions du droit d’auteur plus respectueuses de l’équilibre auteur / ayant-droit / Public sont néanmoins possibles. Encore faut-il  admettre le caractère imparfait (c’est un euphémisme) du droit d’auteur aujourd’hui… Et se reposer les questions fondamentales qui s’étaient posées à l’origine .

D’autres pistes sont possibles et j’espère avoir le temps d’y revenir prochainement.

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Crédit image : CC 910Press

A lire ailleurs :

Le droit d’auteur rend-il fou ? – S.I. Lex

Qui veut la peau du domaine public pour faire plaisir à Aznavour ? – Ecrans

3 commentaires

  • Olivier

    Il y a là, ce me semble, de quoi poser une question beaucoup plus large que ce qui est strictement délimité à la matière doctrinale. Plus que de matière à « propriété », il y a dans le droit d’auteur (il devrait y avoir) la marque d’un respect assumé pour à l’envie, le travail bien fait, la simple reconnaissance ou la gratitude de tant de belles choses apprises, vues ou entendues, la personnalité ou même la volonté de l’auteur.

    Allons plus loin … osons nous poser les questions déjà douloureuses de probité, de loyauté. (Parenthèse à ce propos, le droit d’auteur comporte d’autres exceptions et pas une seule, comme vous le laisser entendre, mais ne polémiquons pas). Il y a bien dans nos sociétés modernes cette exagération qui tend à l’appropriation systématique de ce qui plaît, de ce qui fonctionne. Et ne nous y trompons pas, on n’écrit pas à ce propos « accaparer », mais bel et bien « s’approprier ». Ce que la pratique rejette, l’inconscient collectif le retient. Qui se souvient, pour mieux comprendre, aujourd’hui des adaptateurs d’Hugo ou de Corneille au Cinéma & à la Télévision.

    Je crois bon par ailleurs de constater que votre démonstration ne décrit qu’une moitié du raisonnement. Le droit d’auteur emporte certes un droit patrimonial, ce qui est l’objet de votre interrogation … Vous semblez juste passer sous silence la pertinence, si ce n’est déjà la seule existence du droit moral qui est d’une autre nature; si ce n’est de rappeler que dans l’antiquité « le plagiat était de fait un acte honteux. » Ha ? Ca ne l’est plus ?

    Mettre le doigt dans l’engrenage de le remise en cause du droit d’auteur revient à nier cette part substantielle de la problématique et à priver le bien commun d’une parcelle de liberté.

    Belle introduction à cette question neanmoins, qui je n’en doute pas, fera beaucoup réagir dans l’avenir.
    Et bonne journée.

    • @Olivier & Foo : merci pour vos commentaires intéressants

      Tout d’abord oui merci Olivier de préciser qu’il existe d’autres exceptions au droit d’auteur (exception pour citation, revue de presse et autres).

      En ce qui concerne le plagiat. Je le différencie de la réutilisation d’une oeuvre au sens général. Dans le plagiat il y a la notion de réutilisation non assumée de l’oeuvre. L’etudiant qui plagit ne le montre pas, il le cache. C’est donc du pillage et de la malhonneteté intellectuelle.
      En revanche, une réutilisation responsable telle que l’encourage les licences creatives commons a une signification bien différente qui est de valoriser l’oeuvre de quelqu’un d’autre en même temps qu’on libère son propre esprit créatif. Il y a toute une notion d’éthique que vous évoquez donc par le respect total et fondamental du droit de paternité.

      Vous avez aussi raison: cet article ne peut prétendre qu’à n’être qu’une vaste introduction. Et c’est bien son but! Si vous voulez tout savoir, cela fait plus d’un mois que je m’arrache les cheveux sur cet article car il y a bien d’autres aspects du probleme qui cogitent dans ma tête. J’ai eu énormément de mal à choisir comment orienter mon article et choisir les frontières avec mes futurs articles. Finalement j’ai choisi de me contenter de cette première brique qui n’a que l’ambition de démontrer une chose : que le droit d’auteur actuel n’est pas le seul et l’unique qui existe et qu’il aurait pu être différent si l’Histoire avait été différente.

      Si déjà certaines personnes en avaient conscience, on ferait déjà moins de lois débiles 😉

  • Foo

    Vous semblez juste passer sous silence la pertinence, si ce n’est déjà la seule existence du droit moral qui est d’une autre nature; si ce n’est de rappeler que dans l’antiquité « le plagiat était de fait un acte honteux. » Ha ? Ca ne l’est plus ?

    La différence c’est que dans certaines civilisations, uniquement le plagiat existait:
    […] a concept of intellectual property did not. Shari‘a law against “imposture” or “fraud” was used to prevent the unauthorized appropriation of the reputation or authority of a great teacher through false attribution of written texts. But the teacher did not own the ideas expressed within his books. A thief who stole a book was thus not subject to the punishment for theft–the amputation of his hand. Islamic law held that he had not intended to steal the book as paper and ink, but the ideas in the book–and unlike the paper and ink, these ideas were not tangible property.

    (Carla Hesse, The Rise of Intellectual Property, 700 B.C. – A.D. 2000:  an Idea in the Balance)